07 décembre 2024
J.A. Grégoire : l’obsession de l’innovation
Lors d’une précédente note nous avions évoqué l’engagement de deux Tracta lors des 24H du Mans 1930. Ces voitures à « traction avant » étaient conçues par Jean Albert Grégoire. Cet homme fut un stakhanoviste de l’innovation. Lorsque cet ingénieur de Polytechnique se lança dans la conception automobile son esprit se tourna naturellement vers des champs à peine explorés.
Cet attrait pour la novation le tint toute sa vie comme sa volonté de créer librement sans être cloisonné dans l’étau d’un grand constructeur.
François Coeuret
Naissance d’un innovateur
Jean Albert Grégoire est né en 1899 à Paris. Orphelin à sept ans, son oncle prend en charge son éducation. Le brillant jeune homme est reçu à 18 ans au concours d’entrée de l’école des Mines et de Polytechnique. Son choix se porte sur la seconde dont il sort ingénieur. Il cumule avec des études de droit. La tête mais aussi les jambes puisqu’il devient capitaine de son équipe scolaire de rugby. Il pratique aussi la course à pied et devient champion de France du 100m en 1917. Son entrée dans la vie professionnelle ne le porte pas de suite vers l’automobile. Il travaille d’abord dans une fabrique de métiers à tisser puis part pour Madagascar prospecter le pétrole. Il achète un garage automobile lors de son retour en France, devient concessionnaire Mathis et Delage à Versailles. L’ingénieur a trouvé sa voie.
Sa rencontre avec Pierre Fenaille lors du Rallye Monte Carlo que les deux hommes disputent plusieurs fois enclenche le déclic de la création. Construire leur propre voiture… Fenaille endosse le rôle du financier et Grégoire s’installe devant la planche à dessin. Dans l’esprit de l’ingénieur germe l’idée de développer le concept de la traction « avant », domaine ignoré ou refoulé par les constructeurs de l’époque figés sur le principe de la propulsion. Un petit Roadster nommé Tracta naît de la cogitation de l’ingénieur.
Un processus particulièrement créatif
Associer sur le train avant direction et motricité ne présente rien d’évident.
Grégoire n’est pas le premier à y avoir pensé. Si l’on attribue le premier véhicule utilisant le mode traction à Cugnot, plus tard des prototypes ainsi que des modèles produits en petite série furent construits en Australie (Sutton), en France (Latil), aux USA (Miller), en Grande Bretagne (Alvis).
J.A. Grégoire passe la vitesse supérieure, concevoir un système fiable adapté à la grande production. La réussite de l’entreprise passe par l’invention qu'il partage avec Pierre Fenaille, le joint homocinétique. Ce joint permet la transmission de l’énergie de traction quel que soit l’angle de la roue. Le système fut à l’origine du développement des véhicules mus par traction en diversifiant par la même occasion la structure arrière des carrosseries.
La Tracta dotée d’un centre de gravité très bas ne manque pas de qualités. Elle combine légèreté, tenue de route, motricité. Elle fera ses preuves lors des 24H du Mans. Grégoire participe en tant que pilote-constructeur aux 24 Heures en 1927-28-29 et 30. Il sera à l’arrivée lors de ces quatre éditions. La Tracta fut produite de 1925 à 34. La licence d’exploitation du joint homocinétique est vendue à plusieurs constructeurs. Grégoire ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Ses prochains chevaux de bataille sont la légèreté et la rigidité des châssis.
Explorer, le leitmotiv de Grégoire
Il commence ensuite à travailler sur les qualités de l’aluminium. Il conçoit l’Alpax, un ensemble de panneaux d’aluminium coulé boulonnés sur lequel reposent moteur et carrosserie (1937).
Dès 1940 Grégoire se passionne pour un autre mode de propulsion que le moteur à explosion. Il travaille sur le moteur électrique. L’ingénieur croit en ce moyen de propulsion. Il poursuivra dans cette voie jusqu’en 1970. D’autre part la Socema fait appel à lui pour concevoir la partie structure et carrosserie d’une voiture très aérodynamique équipée d’une turbine à gaz. Jean Albert est en avance sur son temps. Il travaille en décalage par rapport aux conventions établies. Cela fait de lui un pionnier mais l’écarte des projecteurs dirigés vers la grande production automobile.
Amilcar Compound 1937
Un collaborateur aux mains libres
Grégoire est un électron libre. Il refuse l’engagement durable chez un constructeur. Il souhaite travailler dans ses domaines de prédilection, entretenir ses facultés de création. Il intéresse cependant beaucoup d’industriels qui reconnaissent ses dons pour l’innovation. Il œuvre pour Donnet (Zedel-1932-une traction) mais la firme ne va pas tarder à entrer en liquidation. Citroën, séduit par la « traction avant », l’embauche pour collaborer à la naissance de sa célèbre « Traction » (1934). Il crée des modèles pour Chenard et Walcker (T24C-1936) et Amilcar (Compound -1937). Encore des tractions, quelques exemplaires produits pour la première et succès limité pour la seconde. Durant l’occupation il construit un prototype ultra léger à moteur bi-cylindres de 600 cc. Cette création servira de base à la célèbre Dyna Panhard X. Après la seconde guerre mondiale il collabore avec la firme australienne Hartnett pour laquelle il dessine un modèle compact, une traction bien sûr (1948).
Il conçoit ensuite le modèle « R » qu’ Hotchkiss produit à partir de 1949. On y retrouve un concentré des études de Grégoire : traction avant, châssis Alpax, quatre cylindres à plat (2L), refroidissement par air. Elle possède des suspensions indépendantes à flexibilité variable qui font l’objet d’un nouveau brevet. Le Prix Monthyon de mécanique de l’Académie des Sciences lui est décerné à cette occasion. Cette belle auto, cependant onéreuse pour cette époque de reconstruction, eut un succès limité. En 1955 naît le joli cabriolet Grégoire Sport. Les coûts de fabrication sont trop élevés pour envisager une commercialisation pérenne. Moins de dix unités seront produites.
Dans les années cinquante Jean Albert Grégoire s’applique à travailler sur d’autres modes de propulsion que le moteur thermique. La spectaculaire Socema-Grégoire à turbine à gaz (salon de Paris 1952) ne dépassera pas le stade du prototype. C’est une propulsion, la turbine est positionnée en porte-à-faux avant, elle intègre l’Alpax, une suspension à flexibilité variable, une ligne au Cx remarquable. Destinée à établir un record de vitesse, elle n’était pas adaptée à l’usage classique routier. Le dessinateur Franquin s’en inspira pour croquer sa futuriste « Turbotraction ».
Renault fait appel à lui pour réaliser la suspension de la Floride (adaptée aussi sur la Dauphine) sortie en 1958.
L’ingénieur se concentre ensuite sur la propulsion électrique adaptée à la voiture de série. Pendant la seconde guerre mondiale, en collaboration avec la Cie Générale d’Electricité il avait conçu la « CGE Tudor », modèle qui pouvait rouler 250 km avant recharge. Cette performance ne séduit cependant aucun constructeur établi à l’époque. Ceux-ci négligèrent ses travaux de précurseur.
La Grégoire-Charbonneaux de 1971 est un modèle utilitaire à propulsion électrique qui reprend le concept « Tudor » modernisé. Les soucis de réchauffement climatique ne sont bien sûr pas encore d’actualité dans les années 70. Ce modèle ne percera pas mais Grégoire prédit que l’avenir automobile passera dès la fin du vingtième siècle par le moteur électrique. Il fallut attendre encore quelque temps pour voir son présage se concrétiser.
L’éclectisme est présent dans les gènes de cet homme. Grégoire produit des documents techniques sur l’automobile tels que « l’automobile de la pénurie » ou « vivre sans pétrole ». Ami de Pierre Quoirez, père de Françoise Sagan, il s’intéresse à la littérature et écrit des romans parmi lesquels on note « 24 heures au Mans », « L’ombre de l’argent » (prix Fémina)…
Grégoire en visionnaire travailla des concepts sophistiqués dans le but de les adapter à la grande série autrement dit pour l’usage de tous. Une vie bien remplie qui participa au progrès automobile. Le grand public ne jugea probablement pas l’homme à sa juste valeur faute de ne pas l’avoir vu projeté sous les feux de la rampe. Jean Albert Grégoire* fit le choix de garder son intégrité créative. Cette option contribua à une carrière en dents de scie alors que sa notoriété était incontestée au niveau de la sphère industrielle et celle des initiés.
* (1899-1992)
- Illustrations ©DR
17:22 | Tags : j.a. grégoire, tracta | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook | |
Commentaires
Excellente idée que de remémorer les travaux de Jean Albert Grégoire, pionnier de la traction avant (avant André Citroën), obsédé par le poids (avant Colin Chapman) et par l'aérodynamisme. Gamin dans les années cinquante, j'étais impressionné par l'Hotchkiss Grégoire, ses formes lisses et fuselées et sa voie avant plus large que celle de l'arrière (peu de temps avant la DS19). Il fut plus qu'un ingénieur, une sorte de génie de l'automobile.
Écrit par : Raymond Jacques | 08 décembre 2024
Répondre à ce commentaireJe partage votre commentaire. Pratiquement on peut considérer J.A. Grégoire comme l'équivalent français à la même époque d'un certain Ferdinand Porsche.
Écrit par : Albert | 08 décembre 2024
Cette note donne envie d'en connaître encore plus sur l'ingénieur Grégoire.
Finalement ce qui lui a peut-être manqué est un engagement plus affirmé dans la competition automobile.
Mais ses idées étaient assurément les bonnes, elles résistent à l'épreuve du temps.
Merci François
Écrit par : Francis Rainaut | 09 décembre 2024
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