(Fac-similé d'un article de la revue Champion) (*)
Ma saison 68? En fait, ce ne fut pas une saison complète puisque je ne réussis enfin à me présenter au départ d'une course qu'à Montlhéry le 12 mai... c'est-à-dire, pensais-je alors, avec un certain spleen, beaucoup trop tard pour avoir encore des chances réelles de concourir pour le titre de Champion de France F3... Comme quoi rien n'est jamais perdu! Mais commençons par le début.
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Peut-être vous en souvenez-vous, j'avais remporté fin 1966 le Volant Shell. J'avais ainsi gagné une Alpine F3 sur laquelle j'ai effectué vingt-deux courses en 1967. Enfin théoriquement, car en réalité j'ai du abandonner seize fois ! Lorsque la saison se termina, je n'étais pas très content de cette voiture, évidemment, et je ne rêvais que d'en changer. Mais, à cette époque, mon avenir semblait tout tracé chez Alpine. Pour m'aider à tenir le coup financièrement, Jean Rédélé m'avait engagé pendant l'intersaison dans ses services commerciaux, et je vendais de la Berlinette. Il semblait alors entendu qu'en 1968, je conduirais une nouvelle Alpine F3. En fait, tout ne se déroula pas selon ce schéma sans doute trop simple... A la fin de l'hiver, Jean Rédélé me laissait pourtant entendre que si les crédits qu'il avait demandé à Renault lui étaient accordés, il m'engagerait dans son équipe. Pour moi commença une période de longue mais confiante attente. Le temps passant sans autre nouvelle précise, j'en vins à penser que l'accord s'était fait. Et puis, en fin de compte, on me fit comprendre que je pourrais sans doute disposer d'une Alpine, mais sans pouvoir compter sur aucun appui financier de l'usine. C'était la grosse déception.
DEMARCHEUR
Avec quelques amis, je réunis alors un conseil de guerre pour examiner la situation. Manifestement, l'Alpine n'était pas la meilleure des F3. Et s'il fallait courir en indépendant, autant essayer de se procurer la meilleure machine possible. Pour moi, pas de doute, c'était la Tecno.
Mais en acheter une, c'était pour moi impensable : elle vaut l'équivalent de 34 000 F, et où trouver une somme pareille? D'autant que pour pouvoir aborder sainement une saison de course F3 en indépendant, il faut doubler la mise, au moins... Et par dessus le marché, j'étais déjà handicapé au départ par les séquelles financières de mes innombrables déboires chez Alpine l'an passé, qui s'étaient traduites par autant de factures, et des sérieuses ... Je me mis néanmoins en campagne. Ce fut la Shell qui répondit oui la première, elle qui m'avait déjà mis le pied à l'étrier. Ce fut ensuite un vieil ami de la famille, M. Carlo Cotti, un Italien de Vérone, grand amateur de courses, qui accepta de se transformer en propriétaire d'écurie et avança de ses propres deniers pour acquérir la Tecno. Ce fut aussi la Société Sicli qui décidait de me faire confiance, et m'allouait une substantielle subvention. Enfin, Sport Auto m'accordait aussi son aide. Formidable, je pouvais démarrer! J'achetai aussitôt un superbe break Citroën, comme neuf, peu roulé, une remorque, tout l'outillage indispensable, et je dégringolai sur Bologne au volant de mon nouvel attelage, cependant que Jaussaud avait gagné à Nogaro, Pike à Pau, Jabouille à Montlhéry, Magny- Cours et Dijon. Je fais donc irruption chez Tecno, où je suis évidemment l'inconnu total. Mais tout le monde se montre très sympathique, et un très gros effort est fait pour que je puisse courir à Montlhéry le 12 mai. Le 10 à 17 heures, ma voiture est montée, chargée à toute allure et transportée à l'autodrome de Modène où le bouillant Clay Regazzoni, le pilote maison, l'essaie.
Je peux ensuite moi-même effectuer une dizaine de tours, sous l’œil intrigué du grand patron de Tecno, Luciano Pederzani. Regazzoni s'est montré satisfait de la voiture et moi, au comble de la joie, je réussis un bon chrono, approchant le meilleur de Clay de 8/10e Tout semble O.K. A 21 heures, la monoplace est rechargée, un petit dîner est avalé, et j'attaque les premiers des 1 200 km qui vont me mener à Montlhéry. Pendant toute cette nuit de route, je me gave de café sans jamais m'arrêter sinon pour prendre de l'essence, grâce à un petit achat dont je me félicite maintenant : une cafetière qui se branche sur l'allume-cigare. Ingénieux, vraiment... En outre, j'avale pilules sur pilules de Cequinyl et, à 10 heures du matin, je franchis l'enceinte de l'autodrome. Une demi-heure plus tard, ma rutilante Tecno verte et grise, peinte aux couleurs de Sicli, entre sur la piste : je suis fier comme un petit banc !
Seulement, il pleut. Et les essais de la veille s’étaient déroulés sur le sec. Résultat, je ne peux que réaliser un très mauvais chrono qui me permet tout de même de prendre le départ, mais fort mal placé.
Le dimanche après- midi, le grand moment est arrivé, mais je ne me fais aucune illusion : mon objectif, c’est de prendre la voiture en main tout en faisant le nécessaire pour ne pas être ridicule. En fait, ça a tourné tout à fait autrement. Gros carambolage devant moi dès le premier freinage, nouveau mic-mac au Faye où Lucas, qui a sans doute oublié l’emplacement de sa pédale de frein, percute Pike et Jabouille ! Et voilà comment j’ai remporté la première course de ma vie…
LES CADRANS
Seulement, il est évident que la Tecno est mal réglée. Je repars tout de suite pour Magny-Cours où, avec la précieuse aide de Tico Martini, mon ancien professeur, nous faisons du bon travail et c’est avec moins de complexes que je prends la route pour Monaco, où va se dérouler la grande course de l’année. Tout le monde est là et même quelques pilotes de F2 déclassés pour l’occasion comme Regazzoni et Peter Gethin. Perdu au milieu de tout ce gratin, j’avoue que je n’en menais pas très large avant les essais. En outre, ce circuit tortueux, bizarre, m’impressionnait beaucoup lui aussi. Je fais de mon mieux, et à la fin de la séance, une très bonne surprise m’attend : j’ai réalisé le sixième temps, très près du meilleur. Et je vois bien maintenant que cette performance allait être déterminante pour la suite de ma saison. Désormais, j’allais aborder toutes les courses où j’étais engagé avec la ferme conviction que je pouvais les gagner.
Le règlement à Monaco, c’est la loterie. Il y a deux manches qualificatives, réunissant chacune 22 coureurs. Les 11 meilleurs de chacune prennent part à la finale. Mais la place sur la grille de départ de cette finale est déterminée non pas par la position acquise pendant sa manche, mais par le temps réalisé, toutes manches confondues. Or, il se trouve que la première manche se court sur le sec, alors que la seconde, à laquelle je participe, se déroule sous la pluie. Du coup, je me retrouve en 16e place : c’était catastrophique.
Furieux de ce qui m’arrivait là, je partis le couteau entre les dents. Mais la rage me vint réellement lorsqu’au virage de la Gare, plusieurs concurrents cherchant bêtement à se doubler précisément là où c’est le plus difficile provoquèrent un monstre embouteillage digne de la place de la Concorde. Je dus m’arrêter complètement, attendre que la piste se dégage… Et j’imaginais pendant ce temps les hommes de tête prenant définitivement le large… Alors, je dois dire que pendant les 15 tours qui suivirent, je ne regardai plus rien, ni les manos, ni le compte-tours, ni les panneaux passés par mon stand…. Je ne pensais qu’à attaquer, à fond et plus qu’à fond, passant des concurrents sans même les reconnaître…
Lorsque je ne vis plus personne ni devant ni derrière, je recommençai à réaliser qu’il existait des tas de cadrans à surveiller sur mon tableau de bord, et qu’il y avait des copains qui cherchaient à me communiquer les renseignements depuis les stands. Calmé, j’appris ainsi avec surprise que j’étais troisième !!! En même temps, étant redescendu sur terre, je sentis une violente douleur au creux de ma main droite. En fait, elle était en sang, et j’avais de plus en plus de mal à changer de vitesses. On me signalait bien que Gethin me remontait, mais je ne pouvais plus lui résister. Je terminai donc quatrième. Pour un premier Monaco, tout le monde me dit que c’était une excellente performance. Le lendemain, je partais pour Bologne, et en arrivant chez Tecno, je sentis tout de suite que l’ambiance avait changé. Néanmoins, et n’ayant pas encore moi-même de mécano, je préparai seul ma voiture pour la prochaine course qui se disputait à Monza. Je gagnai ma manche, terminai troisième en finale, ce qui n’était pas mal, mais surtout, je réalisai une intéressante opération financière, ce qui, je vous prie de le croire, était encore mieux !
DUELS SINGULIERS
Vient alors une période qui allait représenter pour moi un second choc psychologique important, et me mettre définitivement en confiance. En effet, les deux courses suivantes, qui eurent lieu à La Châtre et à Madrid, tournèrent au duel singulier entre J.-P. Jaussaud, pour lequel j’avais la plus grande admiration, et moi-même. Or, les deux fois, je parvins à le battre à la régulière, et dans des conditions qui me donnèrent à penser que ce n’était pas le fait du hasard.
Ainsi, à Madrid. Je dois vous dire que j’avais enfin trouvé un mécanicien. Enfin, plus exactement, un jeune garçon de 19 ans plein d’enthousiasme, mais aussi d’inexpérience : il débutait dans la course. De toutes façons, je ne pouvais m’offrir les services de quelqu’un de plus expérimenté. Et puis, j’avais pensé que ses connaissances en mécanique seraient suffisantes pour ce que j’avais l’intention de lui faire faire, étant entendu que je comptais l’aider moi-même. D’ailleurs, Michel est adroit et, l’expérience venant, il prouva qu’il avait de moins en moins besoin de moi.
Je l’emmène donc pour son voyage inaugural en Espagne. Mais, arrivés à la frontière, catastrophe : mineur, il n’a pas l’indispensable autorisation paternelle pour sortir de France. On tente le coup de bluff, ça ne marche pas. Je dois donc réexpédier mon mécano flambant neuf dans le train pour Paris, avec pour mission de se procurer un passeport en règle dès mon retour de Madrid.
C’est toujours un plaisir d’aller courir à Jarama, car il existe à coté du circuit un hôtel luxueux et sympathique, pourvu d’une somptueuse piscine, le tout pour le prix d’une gargotte de troisième ordre en France. Evidemment, toute la bande est là : Jaussaud, Jabouille, Champin et Gerbault…, plus – et ce n’est pas le moins important – le mécanicien bénévole de Jabouille, l’inénarrable Laffite. Il a d’ailleurs récemment pris du grade puisque, second du Volant Shell 68, il s’est vu attribuer le Trophée Winfield et courra en F3 l’an prochain. On rigole bien, on pousse tout ce qui passe dans la piscine, et surtout si c’est habillé ! Les serveuses ont aussi droit au bain forcé, et c’est la révolution, mais tout le monde le prend du bon coté.
Je pars en première ligne mais, dès le drapeau baissé, Jaussaud s’envole et au premier virage il m’a pris 40 mètres tandis que Jabouille est dans mes roues. Mais au deuxième tour, la situation a évolué : j’ai recollé à Jaussaud et largué l’autre Jean-Pierre. Je prends la tête, mais Jaussaud ne me lâche pas d’un pouce. On attaque à fond, lui pour me repasser, moi pour essayer de le semer. C’est dur, mais je lui prends doucement trois secondes et surtout, à ma grande surprise, je peux voir dans mes rétros ce maître à conduire lancé dans d’énormes travers, à fond de contrebraquage… Ça m’a donné à penser qu’à moins d’incidents mécaniques ou d’erreurs de ma part, j’allais pouvoir gagner. En fait, je réussis à augmenter mon avance à huit secondes, et c’est Jaussaud qui fit alors un tête-à-queue. Notez, il était temps, je ne pouvais plus freiner tellement les pédales me brûlaient les pieds… Heureusement, je pus relâcher un peu le rythme et, dans la longue ligne droite, je repliais ma jambe droite pour accélérer du pied gauche. Le toubib m’apprit plus tard que j’étais brûlé au deuxième degré.
La situation financière est florissante. Trois victoires en cinq courses, aucune casse mécanique, j’ai un moral d’acier. Je m’accorde cinq jours de vacances avant de retourner à Bologne pour refaire mon moteur en prévision de la difficile course de Rouen. C’est alors que se situe un épisode décisif pour la course au titre. Je n’y pensais plus, évidemment, puisque Jaussaud avait pris en début de saison une avance considérable, et qu’il semblait d’ores et déjà entendu qu’il serait le prochain champion de France. Et puis, alors que je roulais vers l’Italie, la radio de bord annonce que Jean-Pierre a eu un grave accident à Monza, dans une course de F2. Pas de détails, ça m’a fait un coup au cœur. Et c’est beaucoup plus tard, après lui avoir rendu visite à la clinique de Milan où il avait été admis, que j’ai réalisé combien le proverbe bien connu « le malheur des uns fait le bonheur des autres » pouvait correspondre à la réalité. L’inactivité forcée du pauvre Jean-Pierre allait me redonner cette chance de gagner le championnat que je pensais avoir perdu en commençant trop tard ma saison. En fait, c’est assez curieux, ni Jabouille ni moi n’allions savoir profiter de l’absence de Jaussaud. Car à ma période dorée allait succéder une période noire : abandon à Rouen et à Magny-Cours, sortie de route (sans dégâts) à Silverstone, victoire à Nogaro, mais inintéressante sur le plan Championnat, et défaite à Zandvoort… En fin de compte, le seul avantage que Jabouille et moi avons tiré du repos forcé de Jaussaud, c’est que lui n’a pas marqué de points non plus pendant cette période. Et lorsqu’il put reprendre le volant, il était toujours en tête du Championnat !
A Rouen, Michel a reçu son baptême du feu et déjà, il a pris les tics des mécaniciens de course qui ont tous tendance à s’identifier a leur pilote. Ils disent volontiers « Ma » voiture, « J’ai » gagné ici ou « J’ai » cassé là : c’est drôle… Justement, à Rouen, j’ai cassé. Le joint de culasse pour être précis. Mais de toutes façons, je crois qu’il n’y avait rien à faire contre l’extraordinaire moteur préparé par Richard Belkechout pour Potocki, qui régla tout le monde sans coup férir.
Je repartis donc sans perdre un instant pour Bologne, et cette fois en compagnie de mon mécano en règle. C’est le désastre, le premier pépin sérieux de la saison. Bloc et culasse sont déformés, soupapes et pistons ont trop chauffé, il faut tout remplacer.
J’entame donc un sérieux coup mes économies toutes fraîches, et c’est équipé d’un moteur neuf que j’arrive à Magny-Cours, bien décidé à prendre ma revanche. Aux essais, tout va pour le mieux, je laisse le second, un étonnant Etienne Vigoureux au volant de la très belle Martini à plus d’une demi-seconde. Je remporte la manche après une bonne bagarre, chaude mais correcte, avec le troisième de Monaco qui conduit lui aussi une Tecno, le Suédois Ronnie Petersson. Et puis, en finale, alors que j’étais en tête, c’est cette fois le couple conique qui lâche. La réussite commencerait-elle à m’abandonner ?
Je m’offre alors un coup d’audace, et je risque une sortie en Angleterre, sur le circuit de Silverstone, là où un Français n’a jamais gagné. Quel beau rêve, vous avouerez, de terrasser les Britons sur leur terrain réservé… Une vraie croisade, en somme !
Mauvais joueurs et hypocrites, ces Anglais, je m’en aperçois dès les essais. Silverstone est un circuit très rapide, tracé sur un aérodrome, et de ce fait, l’aspiration y est prépondérante. Sans sucette, pas question de faire un temps. Or, dès qu’ils voient se pointer le museau vert et gris de ma Tecno, ils s’arrêtent tous brusquement de rouler. Et ils viendront d’ailleurs les uns après les autres se justifier après les essais, invoquant une panne ou un réglage, pour expliquer leur cinéma. Ce fut un défilé du plus haut comique… Quoi qu’il en soit, la tactique était efficace puisque je me retrouvai quinzième à plus de quatre secondes du meilleur temps obtenu par Pike.
Je vous assure que je n’ai pas perdu de temps au départ… J’ai réussi à ne pas me laisser décoller du bon train et au sixième tour, au grand dépit de mes adversaires, je parviens même à passer en tête. Cette place, je n’allais plus la quitter jusqu’au tout dernier tour. Mon adversaire le plus résolu était le pilote japonais Ikuzawa, ce fut le dernier que j’eus à semer. Pour ce faire, je décidai d’utiliser une petite astuce. Dans une courbe, j’avais remarqué qu’à chaque passage, Tetsu se mettait complètement en travers. Alors, au lieu de remettre les gaz au bon moment, comme j’avais l’habitude de le faire, j’ai gardé le pied levé un peu plus longtemps. Surpris, Tetsu ne put contrôler sa glissade aussi bien que d’habitude, puisqu’il ne pouvait accélérer sans risque de me toucher.
Cependant, dans mes rétros, je pouvais voir que la chasse s’était organisée, et bien. Les bras se dressaient de tous les cotés des cockpit, indiquant à quel moment et de quel côté chaque concurrent désirait se faire passer. Ainsi personne ne se gênait et chacun profitait au maximum de l’aspiration des autres. Impressionné par ce manège et dans la crainte d’être malgré tout rattrapé, je décidai donc au dernier tour de passer plus vite dans une courbe rapide. Erreur monumentale, la voiture se mit à sous-virer violemment, quitta la piste, monta sur l’herbe… Le temps de me récupérer, au milieu de sérieux battements de cœur, j’étais cinquième. Je m’en veux encore pour cette bêtise.
Puis ce fut un sympathique déplacement à Nogaro, où règne une inimitable ambiance, et où je gagnai devant un Jabouille déchaîné sur une piste arrosée d’huile qui ressemblait à une patinoire. Ensuite, ce fut Zandvoort, un endroit beaucoup moins valable sur le plan de la bonne chère, mais un très beau circuit. Troisième temps aux essais, troisième au drapeau à damiers, je pensais n’avoir pas démérité, mais je m’aperçus que ni mon moteur ni mes pneus n’étaient à la hauteur des nouveaux Holbay à guillotine et des tous derniers Firestone.
Vinrent ensuite trois courses successives dans la région parisienne : Reims, et deux fois Montlhéry. Il me manquait un garage. Peut-être savez-vous que Jean-Pierre Beltoise est mon beau-frère. Il a épousé ma sœur Jacqueline. Ne disposant d’aucun atelier, j’avais évidemment pensé à lui demander son hospitalité aux Mille Milles à Montlhéry, là où il construit les Elina. Et je pus disposer d’un atelier pour moi, mon mécano et la Tecno. Vous pourriez penser qu’en raison de nos liens, Jean-Pierre me conseille et suis de très près ma carrière. En fait, ce n’est pas tellement le cas. Mais après Reims par exemple, où j’avais passé toute la course à piquer systématiquement au freinage mes deux adversaires Westbury et Ikusawa, et où je fus battu sur le fil et d’un museau par l’Anglais, Jean-Pierre qui m’avait observé m’expliqua la meilleure façon de réussir une telle manœuvre sans prendre trop de risques. Et ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
Chose curieuse et fort désagréable pour moi, à cause de petits pépins mécaniques, les deux courses de Montlhéry se soldèrent par le même résultat que celle de Reims : deuxième et encore deuxième, une fois derrière Jabouille, l’autre derrière Dal Bo. Cependant, je me retrouve second au Championnat de France derrière Jabouille et devant Jaussaud. Nous sommes tous trois dans un mouchoir de poche.
Il ne reste plus qu’une course pour tenter d’arracher le titre : Albi. J’ai fait mes calculs. Pour être champion de France, je n’ai pas le choix, il me faut absolument gagner. Ceci impose une super préparation mécanique, et avec Michel, nous partons pour une semaine à l’usine. Là-bas, je me sentais maintenant un peu chez moi, l’inconnu de début de saison était devenu un familier, et l’accueil était devenu très cordial. J’avais remarqué, par exemple, que les factures portant sur un même travail exécuté sur le moteur diminuaient au fur et à mesure des succès remportés. Et je bénéficiais à chaque nouvelle visite de davantage de conseils comme de mécanos pour m’aider à travailler. M. Pederzani m’invitait souvent à déjeuner. Bref, j’avais l’agréable impression d’avoir acquis sa confiance. Il me le prouva du reste avant Albi, en faisant exécuter sur mon moteur, et gratuitement, une transformation secrète dont Jaussaud bénéficiait depuis Monaco. Cela me donna un moral à tout casser ! Je me sentais presque dans la peau d’un pilote d’usine…
A Bologne, nous avions tout démonté, remonté, vérifié, revérifié, remplacé, rien n’avait été laissé au hasard. J’étais donc sûr de mon matériel, et arrivé à Albi, j’écourtai volontairement ma première séance d’essai après avoir réalisé provisoirement le meilleur temps. Il fallait songer à économiser les forces de mon moteur. Comme je le pensais, mon temps est battu deux fois dans les dernières minutes, mais je compte sur le lendemain pour l’améliorer. En fait, je n’y parviendrai pas suffisamment, car cette séance-là sera aussi écourtée, mais involontairement cette fois. Alors que je tente un freinage super-tardif au bout de la ligne droite, ma pédale de freins se casse en deux, net. Je me fais alors ce que nous appelons dans le jargon du métier une fantastique chaleur, mais l’essentiel est que je parviens à garder ma Tecno sur la piste…
Et mes ennuis n’étaient pas terminés ! Le jour de la course, dix minutes avant le départ, alors que nous faisions chauffer le moteur, la boîte à transistors « grille »… C’est la panique, toutes les autres voitures sont déjà sur la grille de départ. On pousse la mienne vers son emplacement. Mais, tandis que le mécanicien de Franceschi démonte frénétiquement l’allumeur et la boîte à transistors de mon moteur, l’heure tourne. Très sportivement, je tiens à le souligner, mes concurrents unanimes acceptent à la demande de Gérard Crombac et de Toto Roche, de retarder le départ d’un quart d’heure pour me permettre de réparer. J’ai déjà bondi dans le parc où je démonte les organes nécessaires sur mon moteur de secours. On remonte le tout après un minutieux, mais très rapide calage… Contact… Démarreur, c’est le grand moment… Et ça tourne ! Inutile de vous décrire mon état d’esprit tandis qu’on me pousse à mon emplacement de départ et que j’observe Toto Roche et son drapeau : je suis très, très énervé, c’est le moins qu’on puisse dire, car je viens en quelques minutes de passer de la plus totale dépression à l’espoir, de nouveau. Pourtant, je réussis un excellent démarrage qui me porte aussitôt en tête. Cependant, au second tour, Jabouille parvient à me passer. Mais je suis décidé à gagner à tout prix, je lui arrache aussitôt le commandement et je mets tout le paquet. Dans la double courbe suivant les tribunes, je sens la monoplace qui vire comme sur le fil d’un rasoir, à l’extrême limite de mes possibilités de contrôle. Et je tire dans le moteur tout ce que je peux, 10 600, 10 700 t/m. Insensiblement, je me détache de Jabouille, qui lui-même a semé les autres. Je continue à cravacher, la victoire et le titre sont au bout, pas question de fléchir. Ma petite avance grandit régulièrement, et c’est avec huit secondes d’avance que je passe le drapeau à damiers. Après la dépression, puis l’énervement, puis l’espoir, c’est maintenant la joie, elle est incommensurable. Je bondis, saute, exulte, rigole. Je suis Champion de France !
(Recueilli par José Rosinski)
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En hommage à François Cevert, nous publions un fac- similé de son article (*) paru dans la revue Champion N° 36 du 15 décembre 1968
- Mise en page Francis Rainaut
- Photos ©D.R
- Voir aussi le Tableau Albi 1968 F3 courtesy F2 Register http://www.formula2.net/
Commentaires
Magnifique texte de François.
Écrit par : François Libert | 06 octobre 2014
Répondre à ce commentaireQuel souvenir ! Excellent article que j'ai eu plaisir à relire. L'ambiance de l'époque
n'a rien à voir avec celle d'aujourd'hui...
Écrit par : Michel Lovaty | 06 octobre 2014
Répondre à ce commentaireMerci d'avoir restitué cet article en ce triste 6 octobre, une autre époque qui avait tant de charme...Nous espérons pour Jules...
Écrit par : linas27 | 06 octobre 2014
Répondre à ce commentaireJe n'avais jamais lu ce "papier" de Cevert sur cette saison 68 . Passionnant !
Écrit par : Marc Ostermann | 07 octobre 2014
Répondre à ce commentaireMoi non plus, je ne connaissais pas cet article ! excellente idée !
Écrit par : Olivier Favre | 07 octobre 2014
Répondre à ce commentaireIllustrer et mettre en page - le plus fidèlement possible - ce récit captivant de deux grands absents fut une première joie.
Constater l'accueil qui lui est fait par un lectorat averti en est indubitablement une seconde !
Écrit par : RMs | 07 octobre 2014
Répondre à ce commentaireMerci Françis d'avoir mis cette lecture du mensuel champion. François Cevert rapporte son carnet de route de cette fameuse année 1968 ou il deviendra champion de France, le tout associé à José Rosinski un Géant du journalisme automobile de cette époque. François quelques années plus tard fera un courrier des lecteurs dans Sport Auto.
Écrit par : patricelafilé | 12 octobre 2014
Répondre à ce commentaireEn lisant cet article, j'ai eu la sensation de repartir 52 années en arrière en égrenant dans ma tête un certain nombre de souvenirs fabuleux de cette époque de la course automobile. Comme chaque année depuis 1973 à l'approche du 6 Octobre, je me pose tout le temps la question de savoir quel aurait été le destin de François Cevert si sa Tyrell eut tapé le rail sans voler par dessus et s'y fracasser. Je déplore avec beaucoup d'amertume et de tristesse que la fatalité nous ait interdit de le savoir. J'avais sans doute lu cet article mais bon sang, qu'il est rafraichissant de le relire. Et en plus, il est écrit avec style et bourré d'anecdotes sur des pilotes d'un temps ou la course était encore une aventure humaine et....sympathique ! C'était un peu la famille. Merci et bravo de se souvenir de François Cevert.
Écrit par : Daniel DUPASQUIER | 06 octobre 2020
Répondre à ce commentaireBel article, belle période et ce ton plus familier de Champion par rapport à Sport Auto. La "patte" de Rosinski accompagne bien l'aventure du solaire Cevert.
Écrit par : Orjebin Jean-Paul | 10 octobre 2020
Répondre à ce commentaireToujours aussi chouette de relire ce récit. J'avais oublié que Cevert et Lafitte s'étaient croisés en 1968 avant que ce dernier tente l'aventure à son tour l'année suivante. Quelle belle époque !
Écrit par : Daniel DUPASQUIER | 11 octobre 2024
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