Juste après le départ du Grand Prix de Monaco 1950 ©DR
« Il y a beaucoup de livres consacrés à la technique automobile dans ma bibliothèque. Il y a un livre qui m'a donné le goût du sport automobile c'est "Les Princes du tumulte" de Pierre Fisson quand je commençais à rêver être pilote automobile un jour. » (*)
J'ai voulu rendre hommage à Robert Manzon, disparu le 19 janvier, en publiant un extrait du livre de Pierre Fisson, ouvrage disponible aux "Editions du Palmier". Le livre est à déguster dans son intégralité, tel un vieux cognac du siècle dernier.
(*) Jean-Pierre Beltoise : ma passion pour "Les Princes du tumulte", france info février 2014.
Texte de Pierre Fisson, mise en page Francis Rainaut
« A partir de 13 heures, la foule, comme les eaux de la pluie matinale, coula, du haut de la ville, vers le port. Déjà, depuis midi, toutes les collines d'où l'on pouvait apercevoir le circuit se garnirent de curieux. A 13 h.30, les haut-parleurs aboyèrent des conseils pour le parquage des voitures et des ordres pour les commissaires de la course. La foule accélérait son pas, à mesure que tournaient les minutes. Les tribunes bondées bruissaient comme un panier de crabes déposé au bord de la mer. Par instants, dans le ciel très bleu, un nuage isolé masquait le soleil. La foule s'arrêtait de gesticuler et de discuter, pour regarder en l'air. Mais déjà le soleil apparaissait plus chaud, jetant de courtes ombres, aux contours précis. Puis, brusquement, par-dessus les têtes, rugit le premier moteur. La foule se tut, laissant le bruit la pénétrer. Tous, ceux des tribunes, ceux qui s'éparpillaient le long des virages, ceux qui s'agrippaient à la corniche, ils se laissaient envahir, les épaules voûtées, par le tonnerre naissant. Et ceux qui n'avaient pas encore de billets se mirent à courir, rouges d'effort et d'inquiétude.
Toutes les voitures sortirent des garages et, pilotées par les mécaniciens, semèrent à travers la ville l'odeur des huiles bouillantes. L'éclat de leurs carapaces allumait au fond des yeux des gerbes de couleurs. En même temps que les voitures, les camions avaient démarré et, derrière eux, roulaient les pilotes, dans leurs voitures privées. Le long des rues, les gens qui n'allaient pas à la course s'arrêtaient et regardaient fixement la bruyante caravane, un peu comme on regarde des parents qui vont partir pour un lointain voyage. Jean-Pierre, Trintignant et Manzon descendirent dans la voiture de Gordini. Celui-ci parla tout le temps d'une
nouvelle suspension arrière qu'il avait à l'étude, tandis que les trois autres regardaient distraitement par les portières. Manzon et Trintignant avaient revêtu les combinaisons bleues portant l'écusson de la marque. Jean-Pierre portait le pantalon et la chemise qu'on lui avait repassés à l'hôtel. Lorsque Gordini serrait de trop près la voiture qui les précédait, tous les trois, ils crispaient le pied droit sur un frein imaginaire, puis se regardaient en silence. A la fin, Manzon, avec son fort accent de Marseille, demanda:
- Tu veux qu'on la fasse, la course, ou non ?... La réponse fut noyée dans le vacarme de la voiture de Fangio. Celui-ci reconnut Gordini, ralentit et, ils roulèrent côte à côte, jusqu'au circuit.
Gordini et ses mécanos, Boulevard Victor, Paris XVe ©DR
- T'as vu l'monde ?... Robert n'arrêtait pas de lancer cette phrase, tout en rangeant ses trousses d'outils. Les autres s'affairaient autour du camion et Lesurque courait d'un point à l'autre pour vérifier si rien n'avait été oublié. Dans les stands de ravitaillement et le long de la piste, il y avait deux fois plus de monde que la veille. Une fois déchargés, un à un, les camions quittèrent le circuit. A présent, les vingt-deux voitures et les vingt-deux pilotes étaient au fond du cirque et sur eux, on murait les dernières portes. En face des stands, les tribunes étaient pleines. Un instant, la foule s'était calmée et avait regardé en silence les mécaniciens qui tournaient autour des voitures ouvertes. De temps en temps, quelqu'un repérait un des coureurs et la foule répétait le nom qui rebondissait sur les gradins, passant d'une tribune à l'autre. L'homme de Dunlop vint vérifier toutes les roues et, avec une bouteille d'air comprimé monta la pression au maximum. Les trois hommes des pneus Pirelli, après avoir vérifié les voitures italiennes, surveillaient de loin l'équipe anglaise qui dressait une pile de pneus de secours.
Robert Manzon, André Simon, Maurice Trintignant, Jean Behra ©DR
- Vous êtes prêts ? cria Lesurque. Il reste dix minutes avant l'ouverture. Gordini disparut puis revint avec le commissaire italien. Ils parlaient très fort en palpant le compresseur de Trintignant. Deux marques de bougies offrirent des contrats pour la course. Lesurque les envoya à Gordini qui, en italien, les renvoya à Lesurque.
- Tiens, Mimile, tu veux des bougies pour le Lancia ? hurla Robert. Tous, ils se mirent à rire.
- Cinq... dit Lesurque.
Gregor, encore une fois, vérifiait tous les blocages de la voiture de Jean-Pierre. Un groupe de photographes et de journalistes envahit le stand, entraînant de nouveaux curieux. Il y eut une foule qui piétina et dérangea tous les outils. Deux journalistes s'étaient emparés de Jean-Pierre. Lorsqu'ils le laissèrent, les abords du stand étaient dégagés. Gordini repoussait tout le monde vers les Argentins. Devant lui, Jean-Pierre vit la tribune principale. Le soleil tombait de côté sur les têtes et les gens portaient des casquettes de papier aux longues visières. Ceux qui arrivaient devaient faire lever des rangs entiers de spectateurs pour rejoindre leurs places. A mesure qu'ils se levaient, Jean-Pierre les voyait, un à un, séparés de la masse. Puis, ils n'étaient plus qu'un bloc multicolore qui se mouvait au soleil.
Depuis quelques minutes, Gordini et Lesurque évitaient de regarder en face les pilotes. De leur côté, ceux-ci s'enfonçaient dans une étrange solitude. C'était l'instant désœuvré avant l'action. Il n'y avait absolument rien à faire, qu'à laisser tomber les bras et à attendre. Attendre, en souriant bêtement, que les gens se taisent, passent et vous laissent. Tout devint irréel, la dernière phase de l'entraînement s'accoupla à la première phase de la course. C'est l'instant où la moindre erreur dans la préparation de la course est toujours fatale à celle-ci. Ce sont les minutes pendant lesquelles on se souvient soudain du joint oublié, à la sortie du réservoir d'huile. Et, bien sûr, on peut faire, sans lui, des millions de kilomètres, mais il suffît d'une fois, et... Ce sont les minutes pendant lesquelles on ne sait plus conduire et personne ne peut vous aider. Il n'y a plus qu'une issue: la course. Ce ne sont ni les pilotes, ni les voitures qui vont la faire. C'est le public qui crie dans les tribunes. Les milliers d'yeux qui, demain, verront encore. La course, c'est vingt-deux hommes qu'on accule, à coups de pierres, avec des grimaces, au fond d'un tunnel sans couleur. Tout le monde les regarde. Encore quelques secondes avant la mise en place. Les ponts sont coupés, les femmes ne sont plus agaçantes. Elles aussi font partie de la grande barrière. »
Amédée Gordini et Robert Manzon ©DR
A suivre...
Commentaires
Ca me rappelle le livre de Maurice Trintignant intitulé "Pilote de courses" que j'avais dévoré d'une traite (le livre, pas Trintignant...). Pétoulet racontait dans les détails son victorieux Grand Prix de Monaco 1955, et plus brièvement ses 24 Heures du Mans 1954, qu'il gagna associé au Taureau de la Pampa, autrement dit José Froilàn Gonzàles. Ah, nous sommes bien dans la littérature qui sent bon la Castrol "R"..............
Écrit par : Raymond Jacques | 31 janvier 2015
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