04 février 2015
Robert Manzon, Prince du tumulte (2e partie)
Départ du Grand Prix de Monaco 1950 ©DR
Robert Manzon était le petit-fils d’immigrés italiens, crémiers à l’origine, mais qu’un coup de chance sous la forme d’un oncle revenu enrichi du Mexique avait transformés en d’aisés garagistes.
L'australien Daniel Ricciardo a lui aussi des origines italiennes par son père.
Par un étonnant clin d’œil de l'histoire, Jack Brabham n'a pas eu le temps d'assister à la première victoire en Grand Prix de son compatriote, il s'en est fallu de quelques semaines... Robert Manzon lui, était encore là dans sa maison de Cassis, nul ne sait s'il regardait la course, mais si c'était le cas c'était en connaisseur averti. Pensez, lui était déjà sur la grille de départ lors du 2e Grand Prix de championnat du monde en 1950 à Monaco (!) et restait en fait l'ultime survivant de cette saison inaugurale.
Pour saluer sa mémoire, nous publions la suite de l'extrait des "Princes du tumulte" de Pierre Fisson, où « Manzon » est l'un des personnages principaux.
mise en page Francis Rainaut
- Hé ! cria-t-il. Alors, tu la donnes, cette voiture ?
- Viens la prendre, répondit Robert.
- Eh bien, les enfants… Sommer était là. Grand, la tête légèrement penchée de côté, les cheveux ras, grisonnants. Un visage taillé avec de larges apports de chair, les yeux rieurs et une attitude dansante de tout le corps.
- Bien, les enfants, reprit-il. Pourquoi ces têtes ? C'est pas vous qui gagnez aujourd'hui ? Ca, c'est au poil, dit-il en sortant de sa poche un rouleau de tissu adhésif. T'en veux, Manzon ?
- Vise les vaches… Ils chapardent tout, ces gars-là. Ces élastiques, c'est encore un truc à moi, fit-il, en tirant sur l'élastique qui enserrait la poitrine de Manzon.
- C'est pratique, dit Manzon. Tu parles... Sans ça, t'es gros comme une baleine, avec le vent dans la combinaison. Tiens, coupe ça, Robert, fit-il.
Lorsqu'on lui eut coupé dix centimètres de tissu adhésif, il plissa sa combinaison le long de sa cuisse, y colla le tissu, puis fit la même chose de l'autre coté.
- Avec le vent, mon vieux, j'ai le phalzar qui se ramène en plein sur le changement de vitesse et hop !... qu'est-ce que j'attrape ?... mes pantalons… Alors, tu parles, il faut chercher là-dessous…
- Sur la Ferrari, c'est à gauche, dit Trintignant.
- Sur les vôtres, c'est la même chose, fit Sommer. La dernière fois, j'empoignais le pantalon à tous les coups. Faut dire ça à Gordini, hein... A présent, les oreilles, dit-il. D'une autre poche, il sortit du coton, le roula en boule dans ses doigts, l'humecta avec sa langue, puis l'en fonça dans une oreille et mit une autre boule par-dessus.
- Si t'as quelque chose à me dire, j'entends plus rien après. Faut l'dire maintenant.
- On y va ? demanda Robert.
- T'as l'temps... T'as l'temps, dit Gordini.
- T'en veux ? se mit à crier Sommer, en agitant son rouleau.
- Moi, j'en veux, dit Bira, en surgissant du stand des Anglais. Il s'assit par terre et, déchirant la bande avec les mains, en garnit toute sa combinaison. A cet instant, les trois voitures italiennes quittèrent leur stand, et, poussées à la main, s'éloignèrent vers le virage du gazomètre. Tous écoutèrent le bruit doux et soyeux des pièces huilées qui tournaient les unes sur les autres et le miaulement des énormes pneus. Les hommes qui poussaient se redressaient tous les trois ou quatre pas, laissant les voitures courir seules. La foule se leva pour voir les trois voitures rouges, pareilles à des jouets dociles, précéder lentement les hommes.
- On va être en retard, se mit à crier Sommer. C'est un complot... Et ce rouleau, Bira ? Il se mit à courir d'une façon comique vers son stand. Sur les tribunes, la foule appela:
- Sommer, Sommer !... Toujours courant, il fit un signe de la main pour saluer. Bira se releva.
- Il tourne bien, le compresseur?
- Au poil, dit Manzon.
- Le petit jaune, c'est le prince, dirent les gens en face. Le prince Bira, la 50, fit une autre voix. Bira ... le nom passa et repassa.
Etancelin passa devant sa voiture, que poussaient son mécanicien et son fils. Il était fort et trapu, la démarche lourde et cassée. Il portait une vieille chemise et des pantalons usés, une casquette avec la visière sur le cou.
Lorsque Jean-Pierre rouvrit les yeux, les trois voitures, à cinquante mètres, roulaient silencieusement sur la piste. A côté de lui, Trintignant ajustait son casque.
- Mes gants, demanda Manzon. Alors, tous les trois, ils sautèrent de l'autre côté des stands et, avec les Italiens, marchèrent vers la ligne de départ.
Monaco 1950, Carambolage du 1er tour. #10 Manzon, #52 De Graffenried #16 Rosier ©DR
Le simple fait de marcher avait aboli leur peur, l'attente venait de cesser. Le groupe d'hommes s'arrêta devant les voitures. Pour la plupart, ils portaient des casques. Des lunettes pendaient autour de leur cou. Ils étaient vêtus de combinaisons bleues ou de chemises à manches courtes.
- Que personne ne vole le départ, dit le directeur de course. Puis il reprit la lecture du règlement. Le groupe des coureurs oscilla autour du lecteur le dernier rang se rompit et, à petits pas, les coureurs gagnèrent leurs voitures. A nouveau, ils pouvaient plaisanter, rire. Ils venaient de retrouver toute leur aisance, et leur âpreté. Ils étaient redevenus ce que le public voulait qu'ils fussent. Et le public, lui aussi, sentit fondre son anxiété.
Tous se mirent à parler.
- Moteur en marche, trois minutes, cria le directeur de course, en montrant trois doigts ouverts de sa main.
De tous côtés, surgirent les câbles des démarreurs. Deux ou trois moteurs partirent à la fois, couvrant tous les autres bruits. Les pilotes des dernières voitures, au septième rang, au pas de course sautèrent dans leur siège. De plus en plus énervés, les mécaniciens faisaient partir les moteurs.
- Deux minutes !... cria la voix.
L'homme ne dressait plus que deux doigts.
Une ou deux voitures s'étaient étouffées.
- Poussez, poussez !... crièrent les pilotes. Lentement, les voitures agrippées par les mécaniciens, furent déboîtées. Elles prirent trois ou quatre mètres de recul. D'un effort de rein, les hommes les poussaient et, enfin tous les moteurs tournèrent. Un seul doigt demeura, levé.
A tour de rôle, chaque pilote passait du ralenti jusqu'à la moitié de sa courbe de puissance, attentif à ne pas engorger ou appauvrir ses carburateurs. La piste s'était entièrement dégagée. Photographes, mécaniciens, commissaires, tous se collèrent sur les bords.
Il n'y avait plus que les vingt-deux longs fuseaux et les taches noires de leurs pneus. Ils frémissaient sur place, rugissant tour à tour, tandis qu'au- dessus d'eux, s'élevait une fumée odorante d'huiles brûlées. Le directeur de la course se mit à droite, montrant en l'air deux doigts croisés: Une demi-minute avant le départ. Imperceptiblement, les accélérations se firent plus fortes. On sentait que, tous, en donnant la puissance, commençaient à lâcher l'embrayage, cherchant le millimètre exact avant son entrée en action. »
Marseille 1933, garage Manzon (Robert 3e à partir de la droite) ©DR
- A signaler sur le sujet le beau livre de Pierre Fouquet-Hatevilain paru chez DRIVERS, "GORDINI vécu par Robert Manzon".
- "Les Princes du tumulte" de Pierre Fisson est réédité par les Editions du Palmier.
09:41 Publié dans a.gordini, jm.fangio, m.trintignant, r.manzon | Tags : robert manzon, amédée gordini | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook | |
Commentaires
Magique...
Écrit par : Alain Hawotte | 04 février 2015
Répondre à ce commentaireÇa s'appelle le talent... Merci de nous avoir replongé 65 ans en arrière avec ce formidable extrait !
Écrit par : Marc Ostermann | 04 février 2015
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