06 juillet 2019
Charade '69 : allons enfants ...
Début juillet 1969… Une semaine à peine après notre virée à Reims et quinze jours avant les premiers pas de l’homme sur la lune, nous mettons le cap sur Clermont-Ferrand, ou plus exactement Charade, le pouce levé évidemment.
Car s’est décidé, mon cousin et moi on va « monter » en F1, après avoir été déniaisés à Montlhéry puis à Reims pour les F2, F3, Formule France et autres Coupe Gordini.
Au hasard des informations entendues durant nos « stop » nous parvient la nouvelle de la disparition de Brian Jones, ex-leader des Stones, découvert noyé dans sa piscine. Mais pour le moment, c'est plutôt de « horse power » dont il va s'agir...
par Francis Rainaut
(voir aussi Charade à tiroirs)
Prologue
Lionel le gaucher a souffert étant jeune d’un peu de dyslexie, ce qui lui a couté deux années de retard scolaire. Du coup, à classe égale nous sommes souvent ensemble ce qui lui permet entre autres de me coacher dans nos périples divers. Le matériel est inchangé, sac à dos, duvet, camping-gaz, Opinel n°8 et gourde en plastique blanc opaque rescapée des « colos ». Un autre cousin plus âgé traine souvent à Londres en cette période d’apogée du blues blanc, c’est lui qui va nous initier à tous ces groupes « déments » parmi lesquels John Mayall, Cream, et les derniers arrivés, Ten Years After et Led Zeppelin. Le Zeppelin on comprend facilement, mais Led, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? On comprendra plus tard, en tout cas ça déménage…
Treize au départ
Le plateau F1 est un peu famélique. Les B.R.M. absentes pour d’obscures raisons internes, « Black Jack » excusé pour cause de cheville cassée en essais privés, cela nous laisse treize monoplaces en lice, ce qui en soi est un record. On mesure alors le vide laissé fin 68 par le retrait des écuries Cooper, Eagle ou encore Honda. Le team B.R.M. est sur une mauvaise pente, Matra Sports est lui en train de se réinventer, et Ferrari n’a pas encore touché les millions de lires que lui versera bientôt le géant Fiat, l’accord entre Agnelli et le « Commendatore » venant à peine d’être signé (18 juin). Enfin l’époque héroïque du Reg Parnell Racing semble bien révolue, l’écurie de Rob Walker elle-même parait bien loin du lustre qu’elle affichait un an plus tôt à Brands-Hatch.
On en salue d’autant plus la présence du « car seller » Frank Williams qui, avec trois bouts de ficelles et quelques pences parvient à fournir à son pote Piers Courage une BT26 Cosworth. Sa Brabham bleu nuit est non seulement superbe, elle est surtout loin d’être ridicule.
Jacques Crozier, Martini MW2 FF
Four Wheel Drive
Au rayon des curiosités, on attend beaucoup des quatre roues motrices, notamment de la toute nouvelle Lotus 63 que l’énigmatique John Miles est chargé de mettre au point. A coté d’elle la Matra MS84 parait un peu pataude, même si l’avenir, on n’en doute pas une seconde, leur appartient.
Et puis il y a tous ces jeunes loups de la Formule France, dont on se dit que d’ici 3-4 ans, on pourrait être à leur place et franchir ainsi le premier échelon qui mène à la formule reine. Enfin, à condition que j’arrive à tenir mes parents dans le secret… Christian Ethuin, Alain Serpaggi, Denis Dayan et autres Jean-Luc Salomon sont des noms que l’on s’habitue à voir souvent aux avant-postes.
Les essais
On s’est posté dans le virage Manson, un peu en surplomb. Petite déception à l’issue des essais, notre JPB national n’est pas très bien placé ; il partage en effet le milieu de grille avec Chris Amon, ce qui n’a rien de transcendant. Les McLaren « pelles à tartre » qui ont un peu perdu de leur élégance tirent cependant leur épingle du jeu. Stewart domine avec aisance, le pilote au tartan semble inabordable.
Le paddock nous est grand ouvert, même s’il reste un peu exigu pour planter la tente. Le cousin Yoyo ose alors, dans un anglais des plus scolaires et devant la MS84, aborder le champion écossais : « You will drive this car, tomorrow ? »
A quoi le Tyrrell boy rétorque, avec son intonation caractéristique, un : « No, I don’t think so ! » parfaitement explicite.
Tiens, Courage vient de signer chez Lotus, c’est génial ! Mais non, voilà Piers au volant de sa Brabham bleue, coiffé de son tout nouveau Bell Star à ses couleurs. Il s’agissait donc bien de Jochen au volant de la 49B rouge et or, l’explication viendra un peu plus tard.
Le meeting commence par une parade des pilotes à bord de Matra 530. La monture de Chris est jaune, il n'y a jamais vraiment de hasard...
6 juillet 1969, 15h
Pour la course, nous décidons de changer d’endoit, on va alors se positionner du coté de Thèdes. Maître Stewart part bien évidemment en tête, suivi comme son ombre par un Denny Hulme combatif. Mais le valeureux kiwi ne tiendra pas longtemps, dès lors personne ne sera en mesure de rejoindre le pilote écossais. On prétend à ce propos que Jackie aurait une acuité visuelle de 16/10e, ce qui ne manque pas de me troubler, est-ce vraiment une condition requise pour devenir pilote ?
Derrière ça déroule à peu près dans l’ordre de la grille, sauf pour Beltoise qui perd d’emblée deux places, ça ne s’annonce pas très bien.
12e tour : Hulme a de gros soucis, le pilote à suivre c’est désormais Jean-Pierre auteur d’une belle remontée. Le voilà maintenant 4e aux basques d’un Jochen Rindt pas au top qui lâche du terrain. On ne le sait pas encore, mais le champion autrichien est en train de payer le tribut de sa cabriole espagnole, il est atteint de nausées.
A l’issue du 1er tour, la Lotus 63 de Miles s’est déjà arrêtée déjà aux stands, la domination des 4WD attendra encore un peu.
Et Beltoise de revenir peu à peu sur la Lotus d’un Rindt en perdition. L’horizon s’éclaircit, le public suit la remontée de l’ex-motard avec passion.
Nous décidons alors de quitter les enceintes publiques pour aller nous poster au plus près de la piste à un endroit probablement interdit. De là on se trouve environ à trois mètres des monoplaces, presque à les toucher. Nous avions sans doute oublié l’épisode spadois de « Grand Prix »…
31e tour : Rindt doit céder à la 2e Matra.
Jean-Pierre Beltoise, Matra MS80
La course, rien que la course
Jean-Pierre a maintenant Ickx en ligne de mire, mais ce dernier ne s’en laisse pas compter, les circuits vallonnés il connait, l’affaire se complique.
Qu’importe ! A chaque tour, on peut mesurer l’écart qui sépare la Matra bleue de la Brabham verte et admirer toute la hargne que met Beltoise à grignoter chaque mètre de terrain. Le Buco ouvert du Français permet de cerner de très près ses réactions, on est littéralement dans le cockpit de la MS80, on est Beltoise, on vit la course. JPB a la vista, le public lui donne des ailes. Reste qu’ il n’est pas simple de doubler sur un circuit presqu’entièrement constitué de virages.
Beltoise maintient sa pression sur Ickx, tente une 1ère manœuvre, glisse un peu de l’arrière, ouf rien n’est perdu.
Arrive le dernier tour. Jean-Pierre colle encore un peu plus à la Brabham et soudain, miracle, pousse Ickx à la faute. Vif comme un écureuil, Jean-Pierre profite de l’opportunité pour passer, le voilà 2e ! Mais rien n’est joué, il reste encore quelques virages avant l’arrivée, Beltoise cherche maintenant à sécuriser sa seconde place, ce qui le met un moment en danger.
Du bord de piste, l’incertitude est totale. Ce n’est qu’une fois la ligne franchie que l’on connaitra grâce aux haut-parleurs l’issue de ce combat épique.
Beltoise a conservé d’extrême justesse sa position, c’est donc un doublé Matra pour ce GP de France à Charade, mon 1er GP se termine mieux qu’il n’avait commencé.
Et les deux cousins de rejoindre par la piste la ligne d’arrivée, essayant de reconnaitre ça et là quelques célébrités, Jabby Crombac ça n’est pas trop difficile, Jean Lucas ou Jean-Luc Augier un peu plus.
Coupe R8 Gordini, Bernard Lagier
Epilogue
Je ne me rappelle plus qui nous a ramené sur Paris, avant de rentrer on a juste discuté un moment avec Fred Stalder qui chargeait ses deux Alpine FF (la sienne et celle de Michel Béal) sur sa remorque. Fred m’a justement conseillé de passer d'abord mon permis mais surtout mon bac avant de pouvoir prétendre conduire une monoplace. C’est tout sauf un métier facile a-t-il ensuite conclu.
Les autres courses du meeting auvergnat avaient été tout autant animées. Je crois me rappeler qu’Alain Serpaggi avait remporté l’épreuve des FF et Bernard Lagier la course des Gordini, à moins que ce ne fût « Nanar ».
Pour finir en bauté avec l’été 69, nous irons faire un « hitchike trip » en Ecosse où j’observerai attentivement chaque conducteur nous ayant fait faire un bout de chemin, persuadé d’avoir affaire à un Clark ou à un Stewart en puissance…
Je réalise tout-à-coup que cinquante ans ont passé, que Jackie, Jacky et Vic ont un demi-siècle de plus, tout comme moi, et que les dix autres, oui tous les dix autres reposent au paradis des pilotes. Est-ce parce qu’ils étaient treize à prendre le départ ?
Maintenant si vous voulez savoir pourquoi j'ai acheté une Matra Murena, vous avez peut-être sous les yeux un début d’explication.
Le mot de la fin, on va le laisser à Bernard Boyer : « Beltoise, il ne faut pas dire qu’il "n’aime pas" certaines courses. Il faut dire qu’il "préfère" certaines autres. Sacré Bernard…
- Illustrations ©D.R.
00:05 Publié dans c.amon, j.ickx, j.stewart, jp.beltoise | Tags : beltoise, matra, stewart | Lien permanent | Commentaires (7) | Facebook | |
Commentaires
Très intéressant à lire. Merci.
Écrit par : Daniel Robin | 06 juillet 2019
Répondre à ce commentaireJoli récit alerte et bien vivant : c'est comme si j'y étais ! C'était l'époque des vrais pilotes, des vrais circuits, des vraies voitures... Je ne suis jamais allé à Charade, mais ce que j'en ai vu en images fixes ou animées m'a fait comprendre que l'endroit est (était) exceptionnel...
Écrit par : Raymond Jacques | 06 juillet 2019
Répondre à ce commentaireAh oui ! Quel Grand Prix haletant ! Treize voitures à peine au départ, des écarts insensés entre elles, mais cette course a fait vibrer, de près ou de loin, des générations entières. Bravo pour ce récit en bleu.
Écrit par : eric bhat | 06 juillet 2019
Répondre à ce commentaireSuperbe article, merci. Francis, sur ta photo d'identité, tu as vraiment la tête du passionné de l'époque....j'avais a peu près la même touffe
Écrit par : Gérard K | 06 juillet 2019
Répondre à ce commentaireQue de souvenirs Francis, du vécu qui se déguste sans modération! La Brabham de Courage est superbe... (comme ta coupe de cheveux d'ailleurs!). Un détail : es-tu l'auteur de la photo de la FF ? Elle me rappelle ma jeunesse, j'en ai "réussi" pas mal du même style...!
Écrit par : F.Coeuret | 06 juillet 2019
Répondre à ce commentaireNon, François, ça n'est pas moi l'auteur, j'en ai chipé quelques-unes à "Zantafio". J'ai pas mal de photos de Charade, dont deux à moi, plus d'autres que m'a envoyé Patrice Lafilé. Je vais peut-être annexer une page...
Mais j'ai mis la photo de Jacques Crozier comme un hommage à un espoir de talent tragiquement disparu.
Écrit par : Francis | 06 juillet 2019
Super récit. Étant sans doute de la même génération que vous, j’avais les cheveux aussi longs et des émotions semblables. Je me souviens bien de cette chaude journée d’été, du cavalier seul de Stewart et de l’exploit de Bebel au virage Louis Rosier, le train arrière dans la terre du bas côté. C’est incroyable que nous ayons été aussi très marqué par la musique de l’époque ! C’est vrai que celle-ci allait un peu de pair avec l’ambiance qui régnait autour de la F1, une ambiance très Carnaby Street et je pense que ces années 60 ont été les plus créatives et prolifiques en cette matière. 69, c’était aussi Woodstock et le Summer of Love. Et c’est certain, j’ai beaucoup aimé cette époque. J’attendrai encore 2 ans pour voir mes premières courses de F3 et FF et 4 ans encore pour assister à mon premier grand prix de F1. Et dire que des riverains arrivés avec les récents lotissements construits autour de ce magnifique circuit, autrefois situé au milieu de nulle part, veulent aujourd’hui sa mort !
Écrit par : Daniel DUPASQUIER | 07 juillet 2019
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