11 mai 2022
Jim Redman : Hard Years (1)
Nous poursuivons la biographie de Jim Redman, présentée volontairement dans le désordre. Jim raconte cette fois les moments forts de son enfance, et vous comprendrez rapidement que l'adjectif n'est pas usurpé.
Vous pourrez être surpris de lire ce type d'écrit au style assez proche de celui d'un Dickens sur un site comme Racing' Memories. Mais vous verrez que lorsque vous commencerez à entrer dans l'histoire, vous ne pourrez alors plus la lâcher.
J'ai fait l'effort de traduire le texte du mieux que j'ai pu, vous relèverez sûrement ça et là quelques approximations, c'est peut-être fait exprès pour voir si vous lisez bien tout.
Francis Rainaut
- voir aussi Jim Redman : Tears of Blood
Rebel Rebel
"Mon premier souvenir d’enfance est celui de mon premier heurt avec l’autorité. Ma sœur aînée, Jackie, avait trois ans et allait à l’école maternelle pour la première fois. J’ai décidé de la suivre, mais quand nous sommes arrivés à la porte de l’école, j’ai été doucement ramené à la maison (qui était juste au-dessus de la route). Néanmoins, le lendemain, j’y suis retourné, mais je n’aurais pas dû, car je fus renvoyé de nouveau à la maison. Cependant, j’étais très têtu et je suis allé après Jackie encore et encore jusqu’à ce que l’école finalement cède et ait bien reçu le message que je voulais aller à l’école. J’avais deux ans à l’époque et je n’ai aucune idée pourquoi j’ai fait cela car je n’ai jamais été un bon érudit et je n’ai pas apprécié l’école, sauf pour le sport.
Nous étions tous chéris par une femme merveilleuse - ma mère. Pour moi, elle était une déesse et j’aurais fait, et j’ai fait, n’importe quoi pour elle. Je l’aimais profondément. C’est elle qui m’a convaincu que je pouvais faire tout ce que je voulais. C’est elle qui m’a appris que tout doit être bien fait, au mieux de vos capacités, je me souviens de son regard sombre et de ses longs cheveux blond foncé ; elle était mince mais avait aussi ce petit quelque chose qui la faisait se démarquer où qu’elle soit. Malgré sa vie très courte et son existence modeste, elle a toujours été très gaie, intelligente et cultivée, et elle était aussi musicalement douée. Surtout, elle possédait un appétit insatiable pour la vie. Sténodactylographe de profession, elle aimait l’équitation et, pendant longtemps, pratiqua assidûment l’escrime, en fait, jusqu’au jour où elle a rencontré mon père...
Mon père, dans sa jeunesse, était un homme plutôt beau, avec des cheveux roux et bouclés. Il était né à la campagne mais s’était rendu à Londres pour tenter sa chance. Il n’avait pas de compétences particulières, mais n’avait aucune envie de suivre les traces de son père en tant que commerçant vivant à la campagne. Il a rapidement trouvé un emploi à la librairie W. H. Smith, mais a éprouvé des difficultés à se faire des amis jusqu’à ce qu’un jour, un collègue prenne pitié de lui et l’invite à une sortie avec sa petite amie et la sœur de sa petite amie. La sœur de la petite amie s’est avérée être ma mère et ce fut le coup de foudre. Leur histoire d’amour a commencé à ce moment, malgré le fait que les parents de ma mère n’approuvaient pas pleinement leur liaison - mais l’amour était plus fort que tout le reste : en un rien de temps, ils se sont mariés et ma sœur aînée, Jackie, est née le 7 mai 1930.
À cette époque, mes parents venaient de lancer leur propre petite boutique, dans laquelle étaient vendues toutes sortes de choses comme des journaux, des cigarettes et des bonbons, avec l’approbation de mon grand-père maternel, « Grampie ». Ces magasins de « marchands de journaux et buralistes » comme on les appelait à l’époque, étaient très populaires en Angleterre, comme ils le sont encore aujourd’hui(1). Ainsi, grâce à leur petite boutique, mes parents menaient une existence tranquille et paisible, pas riche, mais ils ne manquaient de rien. Ce bonheur s’est avéré précaire car, bien que mon père fût capable de travailler dur, il avait un problème terrible, c’était un joueur et un perdant né qui a fini par passer la plupart de son temps dans la boutique à parler des courses de chevaux et de lévriers avec ses collègues joueurs. Il pouvait parier sur tout et n’importe quoi. Combien de fois ma mère a dû essayer de le persuader d’abandonner cette habitude destructrice et, à chaque fois, se sentant coupable, mon père a promis qu’il le ferait.
(1) Écrit en 1998, Ndt
Midnight Gambler
Ma mère, comme passe-temps, faisait des esquimaux et des glaces à l’eau qu’elle gardait dans le réfrigérateur, et celles-ci sont devenues si populaires que les gens venaient de toute la région - certains même en bus - juste pour les lui acheter. Donc, à sa manière, la boutique avait beaucoup de potentiel, d’autant plus que ma mère avait insisté sur le fait que mon père devait abandonner complètement le jeu avant d’emprunter l’argent de Grampie pour l’ouvrir. Cependant - tout est parti en fumée. Il s’est trouvé que l’envie de jouer de mon père était plus forte que tout autre chose et qu’un jour, alors qu’il travaillait dans la boutique, un étranger est venu acheter du tabac. Juste au moment où il était sur le point de payer, l’homme a demandé à mon père quel cheval il imaginait pour la course principale de la journée. Ce fut le début de la fin de la petite entreprise car mon père a commencé à parier à nouveau, jusqu’à ce qu’à la fin, mes parents aient été obligés de vendre la boutique à perte pour rembourser ses dettes. À partir de là, la vie n’a plus jamais été la même à la maison. Après cet événement douloureux, la famille a dû déménager Domfell Street à Hampstead, près de la maison de Grampie et de ma grand-mère, « Mumsie’s », - et c’est à ce moment-là que je suis né.
Après ma naissance, ma mère a trouvé un emploi dans une librairie et a trouvé le temps d’apprendre à Jackie à lire et à écrire jusqu’à ce qu’elle puisse aller à l’école maternelle. Mon père, cependant, n’a pas pu trouver un emploi permanent et a accepté des petits boulots ici et là, qui étaient pour la plupart mal payés. C’est pour cette raison que, malgré l’aide substantielle de Grampie, nous avons vécu relativement mal.
Beaucoup de gens étaient sans emploi, il n’y avait pas d’emploi, c’était le marasme de 1929 et, avec la Grande Dépression qui a suivi, nous n’étions pas les seuls dans cette situation. Enfin, mon père a trouvé un emploi stable dans la livraison de lait. Le problème était que nous devions déménager à nouveau pour que mon père puisse être plus près de son travail.
Nous nous sommes ensuite retrouvés à vivre Heber Road à Cricklewood. Ici-même, tous les jours, avec sa charrette tirée par des chevaux, mon père a fait la tournée de livraison de lait, avec une longue journée le samedi pour collecter le paiement de toutes les familles qui avaient eu du lait livré. Un travail très ordinaire, mais en temps de crise, on ne pouvait pas refuser le travail et devions accepter ce qui se présentait. J’étais très jeune à l’époque, mais je l’ai aidé dans ses tournées et, en retour, il m’a donné quelques pence.
À la maison, les choses n’allaient pas si bien, en fait, loin de là. Malgré le peu d’argent qui arrivait, ma mère a fait de son mieux quand il s’est agi de nous nourrir.
La viande et le poisson étaient très chers pour elle à acheter, mais au moins nous avons mieux mangé que nous le faisions quand mon père ne pouvait pas trouver de travail. À cette époque, nous avons vécu sur des puddings de riz, jour après jour, elle les préparait pour la simple raison qu’ils étaient bon marché et, surtout, nutritifs et copieux. On pourrait penser qu’aujourd’hui, je pourrais détester les riz au lait - Dieu sait si j’en ai mangé assez quand j’étais jeune - mais, non, je les aime, bien qu’ils doivent être faits comme ma mère les faisait. J’avais six ans quand mon frère et ma sœur, Peter et Wendy les deux jumeaux, sont nés. C’est Jackie qui a choisi leurs noms dans le livre des aventures de Peter Pan et Wendy. Je me souviens être descendu dans la rue en sautant de joie et en disant « J’ai un petit frère et une petite sœur ! j’ai un petit frère et une petite sœur ! » Ils n’étaient pas très gros à la naissance : Wendy pesait trois livres, tandis que Peter faisait tout juste deux livres et demi et, craignant qu’il ne survive pas, mes parents le firent immédiatement baptiser. Cependant, nous n’avions pas compté sur tout l’amour et l’attention que ma mère a déversés sur lui, ce qui l’a finalement sauvé.
Toute la famille était folle des jumeaux. Les jumeaux étaient une forte probabilité dans notre famille car Mumsie avait une sœur jumelle, et la mère de Grampie avait donné naissance à plusieurs paires - sa famille n’avait pas moins de 22 enfants et Grampie était le dix-huitième. C’est à cette époque que la relation entre ma mère et mon père a commencé à se détériorer ; ils avaient de plus en plus de disputes et mon père rapportait très peu d’argent à la maison. Il a dû être misérable et se sentir responsable de la situation. Heureusement pour nous les enfants, nous avons pu passer beaucoup de temps avec Grampie et Mumsie. Nous avons adoré aller chez eux où c’était calme et paisible. Leur vie était agréable.
Jack the Ripper
Mon grand-père était employé comme allumeur de réverbères à Londres et était responsable de tout un secteur. Depuis le 19e siècle, les rues de Londres étaient éclairées par des lampes à gaz qui projetaient une lumière particulièrement inconfortable et étrange sur la capitale, et dans lesquelles on pouvait sentir flotter le fantôme de Jack l’Éventreur. Quand Grampie se rendait à Tower Bridge, il prenait toujours sa femme avec lui, et tous les deux, de façon très romantique, allumaient les lumières des deux côtés du pont. Parfois, l’accès à la partie supérieure du monument était interdit, en raison des nombreux suicides. Surtout, mes grands-parents étaient des musiciens. Mumsie avait une oreille parfaite. Il ne lui suffisait d’entendre un morceau de musique qu’une seule fois pour pouvoir le rejouer sur son piano. Quant à Grampie, il jouait du tuba plat qui, puisqu’il ne mesure qu’un mètre et demi, était en pratique de la même taille que lui. Cela ne l’a pas du tout gêné car il adorait participer à des compétitions parce qu’il en est souvent revenu avec de nombreux prix. Chaque fois que Grampie partait au travail, il était impeccablement vêtu d’un faux col blanc pur et de poignets blancs qu’il changeait tous les jours. On aurait pu penser qu’il était le directeur d’une grande entreprise. Il aimait que les gens le regardent et au moins pouvait dire qu’il ne passait pas inaperçu. De mes grands-parents maternels, j’ai des souvenirs chaleureux et affectueux de bonheur et de douceur. Puis la guerre a éclaté et, comme à l’époque tout le monde était assez naïf sur la façon dont ce serait dans le Blitz de Londres, et dans l’espoir d’échapper aux bombardements, nous avons déménagé de Cricklewood dans la banlieue de Londres, à 15 kilomètres à Enmore Road à Southall, qui était près de Greenford dans le Middlesex. En même temps, mon père a été transféré dans les laiteries du Middlesex et a pensé que nous serions protégés en étant là-bas dans le pays. Cela semble une telle blague aujourd’hui de penser à se déplacer à 15 kilomètres de Londres et de l’appeler « à la campagne ». Cette naïveté a conduit la famille à s’installer à proximité de l’aéroport de Northolt, mais cela n’aurait pas pu être pire si nous avions séjourné dans notre banlieue londonienne. En fait, pendant la guerre, l’aéroport de Northolt est devenu l’une des cibles préférées des Allemands.
Le Blitz
Avec notre maison étant si proche de Northolt, et les installations de défense aérienne de la Grande-Bretagne à proximité, nous avons dû avoir plus que notre juste part de bombes et d’obus. C’est à cette époque - à la fin de 1939 - que mon père a été appelé dans le Royal Army Ordnance Corps. Mes parents se battaient de plus en plus, et mon père en catimini pariait encore. Malheureusement pour ma mère, elle l’a découvert et n’a pas pu arrêter de pleurer. J’ai commencé à détester mon père pour tout le malheur qu’il causait à ma mère et, à cause de cela, son départ dans l’armée a été un grand soulagement pour nous tous, et nous nous sommes rapidement habitués à son absence. Nous avons rapidement pris conscience de tout ce qui concerne la guerre et, comme les enfants le feront, nous avons transformé le Blitz en un jeu. Quant à ma mère, pour la première fois depuis son mariage, elle a reçu une source de revenus régulière, bien que modeste - son allocation de l’armée, et il n’y avait personne pour aller la jouer pour elle.
Nous tous, les enfants du quartier, avions une petite boîte dans laquelle était jalousement gardée tous les morceaux d’obus que chacun avait trouvés. Nous avons tous échangé des morceaux de mines terrestres, des grenades, des balles, des cartouches, des bombes, etc. Le jeu consistait à collecter les trophées les plus insolites ; nous en sommes même venus à reconnaître le son des moteurs d’avion allemands quand ils volaient au-dessus de nous et connaissions la différence entre un avion allemand ou britannique juste par le son. Nous savions même quels étaient les avions sans pilote, ou « Doodlebugs », comme on les surnommait. Quand nous les avons entendus s’approcher, nous savions que nous étions dans la zone de danger mais que, une fois que nous avons pu les voir, nous étions en sécurité. Si le moteur s’arrêtait là et alors, les Doodlebugs auraient encore assez d’élan pour voler au-dessus de nos têtes et atterrir sur un autre endroit plus loin. Nous n’avons jamais considéré le danger potentiel, la seule chose qui nous excitait était la possibilité de trouver de nouveaux trophées. Lorsqu’une explosion se produisait, nous essayions de deviner si l’impact était suffisamment proche pour que nous puissions aller ramasser les éclats d’obus. C’était un jeu comme un autre.
À partir de 1940, les raids aériens n’ont cessé de s’aggraver et nous avons été bombardés, car Northolt est devenu une cible de choix pour les Allemands. La fenêtre de notre salle de bain a explosé en petits morceaux lors de l’une des attaques répétées par les avions ennemis ; notre attitude était qu’au moins nous n’aurions pas à aller loin pour ramasser les morceaux d’éclats d’obus - ils étaient déjà dans notre propre salle de bain ! Le soir même, la rue à côté de la nôtre était littéralement aplatie. En outre, juste à côté de notre maison, notre école locale - avec son architecture très moderne - est devenue la cible des raids aériens ; nous pensons que les Allemands l’ont pris pour une sorte de bâtiment militaire.
C’est à peu près à cette époque que Jackie et moi avons aperçu notre premier cadavre, il venait d’être extrait de l’une des maisons ... Près de l’endroit où nous roulions habituellement en vélo ...
Ma mère était une merveille à nos yeux. Elle a réussi du mieux qu’elle pouvait entre le rationnement, les raids aériens, la prise en charge de notre sécurité et, en même temps, l’échange de coupons de vêtements contre des coupons alimentaires pour nous. Elle avait commencé à accueillir des locataires pour gagner de l’argent supplémentaire et pour aider à l’effort de guerre, il n’était donc pas rare que mon frère et moi nous retrouvions à partager notre chambre avec des étrangers. Très souvent, les locataires allaient chez eux le week-end et restaient avec nous pendant la semaine, car l’usine de matériaux de guerre dans laquelle ils travaillaient était trop éloignée de leur domicile pour faire la navette quotidiennement. Au-dessus de tout, ma mère ne voulait pas que nous soyons laissés seuls et la chose la plus importante pour elle était de faire gagner de l’argent à la maison afin de payer pour son entretien.
Ma mère a travaillé très dur pour rendre nos vies aussi agréables que possible. Elle a tout fait dans la maison : je peux encore la voir assise sur le sol avec les outils de cordonnier Shoemender mettant de nouvelles semelles sur nos chaussures, puis coupant le cuir saillant et enfin mettre des poids lourds sur les bords pour qu’ils restent enfoncés. Chacun de nous faisait de son mieux pour l’aider : Jackie avec les tâches ménagères, Wendy et Peter mettaient la table et je m’occupais du travail lourd. Nous avons même eu une machine à laver qui devait être enroulée à la main, avec une barre en bois pour les poignées qui a été insérée dans la machine, que nous avons ensuite tournée. C’était un travail long et difficile, qui devait être fait si nous voulions être aussi propres et décents que possible.
Combien de fois au cours de la nuit avons-nous été surpris éveillés alors que les sirènes s’étaient tues et que nous courions nous mettre à l’abri dans le refuge Anderson dans le jardin ? Combien de nuits froides et humides ai-je passées là-bas ? Ces abris, qui étaient à moitié enfouis dans le sol, remplis d’eau pendant l’hiver et nous avons dû évacuer l’eau pour que le sol sèche. Chaque fois que les sirènes se taisaient, ma mère avait l’habitude de saisir Wendy et Peter sous chaque bras et de crier pour que Jackie et moi suivent, et nous courions à l’abri pour sa protection. Nous avons dû nous asseoir ou dormir sur un matelas parsemé de taches humides provenant des fuites d’eau constantes. Enfin, en ayant assez de toutes ces allée et venues, j’ai dit à ma mère,
« Si Hitler me veut, il va devoir venir me chercher. Je ne vais pas sortir de mon lit pour lui... »
Il y avait aussi l’abri Morrisson, une sorte de très grande table très lourde en acier, sous laquelle nous dormions, l’idée étant que, si la maison s’effondrait, nous aurions au moins une chance d’être retrouvés en sécurité sous cette table parmi les débris. Ces abris ont très bien fonctionné et ont sauvé beaucoup de vies, à moins, bien sûr, que la maison ait pris un coup direct d’une bombe.
Stray Cat Blues
En fait, si je devais décrire mon enfance, deux mots suffiraient : lutte incessante. Quand j’avais onze ans, nous avons été évacués vers le nord de l’Angleterre. Il était courant à l’époque de déplacer les enfants aussi loin que possible de Londres. Par conséquent, pour l’évacuation, nous étions tous rassemblés dans une ancienne école qui servait de point d’affectation. Il y avait un immense hall d’entrée et le sol était bordé de matelas. Les filles ont été placées d’un côté de la salle et les garçons de l’autre. Wendy et Peter se sont levés sur leurs matelas et se sont fait des signes en l’air : ils voulaient rester ensemble. Finalement, les personnes responsables du processus d’évacuation ont compris qu’ils étaient des jumeaux et ont pris des dispositions pour qu’ils soient maintenus ensemble. Malgré la tristesse d’être séparés de notre mère aimante, ils se sont câlinés l’un contre l’autre et se sont rapidement endormis. Âgés de cinq ans à l’époque, Peter et Wendy ont été envoyés dans le village de Berrington, près de Shrewsbury dans le Shropshire. Ils ont été pris en charge par Mme Lewis, une dame charmante et aimante, qui avait une maison dans le pays où les jumeaux ont passé de nombreuses années agréables.
Jackie a pleuré pendant une semaine entière quand on l’a prévenue de notre prochain départ. L’idée de laisser ma mère seule avec les bombardements lui était insupportable, alors elle a été autorisée à rester à la maison. J’ai eu moins de chance. En raison d’une erreur dans le plan d’évacuation, j’ai été envoyé à Shrewsbury dans le Shropshire (au lieu de Dewsbury dans le Yorkshire), non loin de l’endroit où se trouvaient les jumeaux, dans la maison d’un directeur d’école. Lui et sa femme étaient des gens imperturbables, mesquins et très froids. Dès mon arrivée, j’ai tout de suite ressenti leur ressentiment de m’avoir chez eux ; ils ne l’ont fait que parce qu’on s’attendait à ce que tout le monde s’entraide et, dans sa position de directeur, il ne pouvait pas très bien être la seule exception. Ce ne serait pas le dire trop fort de dire que je détestais cette famille. Après ma propre maison chaleureuse, je ne pouvais pas supporter d’être emprisonné dans une famille qui semblait me mépriser. Même si les voisins et les autres résidents semblaient gentils et étaient décents pour nous, je pouvais à peine comprendre un mot de ce qu’ils disaient parce que leur accent était si fort.
Donc, la plupart du temps, je me sentais complètement seul et ma mère me manquait beaucoup. Comme j’étais le seul à venir d’une école secondaire, cela a causé beaucoup de problèmes dans une région où il n’y avait que des établissements techniques. Finalement, suite à une autre erreur administrative, je me suis retrouvé laissé de l’écart sans même avoir été intégré dans une école. Bien sûr, je me suis assuré que le directeur ne le découvrait pas et j’ai immédiatement cherché un emploi qui me permettrait de gagner suffisamment d’argent pour rentrer chez moi le plus tôt possible. Je me suis trouvé un emploi pour aider un livreur de pain - un travail que j’avais déjà appris avec mon père car c’était plus ou moins le même que les livraisons de lait. Le pain était livré tous les matins, et nous sommes allés chercher l’argent à la fin de la semaine. Je me suis très bien débrouillé en ce qui concerne les pourboires et j’ai pu commencer à économiser de l’argent pour mon retour à la maison.
L’homme que j’aidais venait d’être embauché et ne savait pas comment garder une trace de ses comptes, alors je me suis occupé du livre de comptes pour lui, en travaillant sur ce que les clients devaient pour le pain livré, en équilibrant son livre pour lui et en lui apprenant à le faire. Il était très reconnaissant, car cela lui a permis de garder son emploi, alors pour cela, il m’a donné le double de ce que je gagnais à Londres, 5 shillings par semaine au lieu de 2 shillings et 6 pence. L’homme n’avait pas eu beaucoup d’éducation mais, pour moi - qui était déjà expérimenté et aimait les mathématiques - c’était une situation de rêve. Aussi, pendant ce temps, j’ai inventé toutes sortes de mensonges pour dire au directeur, en prétendant que j’allais à l’école tous les jours, alors que je livrais le pain. J’ai préféré, de beaucoup, l’école de la vie, plutôt que l’école !
Cette situation a duré plusieurs semaines jusqu’au jour où le directeur a découvert ma petite mascarade. Une fois que j’ai su que le jeu était en place, j’ai ramassé mes quelques affaires, j’ai dit au revoir à mon nouvel ami, l’homme de pain, et je me suis dirigé vers l’arrêt de bus le plus proche. Quelques jours auparavant, j’avais estimé que j’avais économisé assez d’argent et j’avais écrit à ma mère pour lui dire que je voulais rentrer à la maison. J’avais également prévenu mon nouvel employeur que je partirais sous peu et lui avais donné un cours de tenue de livres. Donc, quand le bus est arrivé à la gare, j’ai sauté dans le premier train pour Londres et je me suis connecté à Greenford dans le métro. Pour mon âge, je connaissais assez bien mon chemin autour de Londres, donc je n’avais aucune crainte au sujet du trajet. C’est avec un immense soulagement et un immense bonheur que je suis retourné à la maison familiale.
Ma mère venait de recevoir ma lettre, dans laquelle j’avais mentionné - entre autres - la maison où j’avais été envoyé, et tout le mépris que j’avais pour ceux avec qui j’avais vécu. Quand je suis arrivé et que j’ai frappé à la porte, elle lisait encore ma lettre. Comme elle a été surprise de me voir juste là devant elle, ma petite valise en carton à la main. Elle m’a immédiatement saisi dans ses bras et m’a serrée fermement de toutes ses forces, tout en me couvrant de baisers, presque en larmes. Puis elle m’a regardé droit dans les yeux et, d’une voix très douce, m’a dit que je ne serai plus jamais obligé de partir. Etrangement, la veille, elle avait eu une prémonition que je rentrerais à la maison et l’avait même mentionné à Jackie. En plus d’être une femme remarquable, elle était aussi un peu medium ! Le proviseur a paniqué au sujet de ma disparition et a appelé la police, qui est immédiatement arrivée chez ma mère. Elle a rassuré les autorités de mon retour en toute sécurité à la maison, et qu’à partir de là, elle prendrait soin de moi. Les jumeaux sont restés un peu plus longtemps dans le pays car ils étaient tous deux très heureux avec « Mummie Lewis », comme ils l’appelaient ; en fait, Wendy est restée en contact avec Mummie Lewis jusqu’à sa mort il y a quelques années.
Ma mère louait encore des chambres et écrivait souvent à mon père. Cela faisait des mois qu’elle n’avait pas eu de nouvelles de lui pour la dernière fois et beaucoup de ses lettres ont été retournées. La seule chose qu’elle savait, c’est qu’il avait quitté l’Angleterre pour un autre pays et nous pensions qu’il était au Moyen-Orient.
Dans notre quartier, comme avec beaucoup en Angleterre, toutes les maisons étaient les mêmes : identiques, longues lignes en terrasses avec le même petit jardin en face, les mêmes portes, les mêmes toits. Seules les couleurs des fenêtres et des portes différaient, donnant aux rues un style très particulier, pas toujours dans le meilleur des goûts. En ce qui nous concerne, nous avions assez d’espace pour vivre confortablement, avec deux chambres et la cuisine au rez-de-chaussée, et trois chambres, la salle de bain et les toilettes au premier étage. Nous avions un petit potager dans la cour arrière, où nous avons cultivé quelques légumes, ainsi qu’un vieux poulailler. Je détestais désherber ce petit morceau de terre, parce que cela prenait beaucoup de temps, mais ma mère a insisté pour que tout soit net et propre.
Notre maison était juste à côté de l’école, ce qui était très pratique pour nous même si je n’avais jamais été très bon dans les études - Jackie était une élève brillante - et n’aimais que les mathématiques, l’entraînement physique, le football, le cricket et la gymnastique et aussi courir, une autre de mes passions. J’ai bien couru pour mon jeune âge. L’un de nos coureurs de l’école était un vrai champion, nommé Ellis et j’ai pris l’habitude de m’entraîner avec lui, de courir sur le terrain de football de l’école. Je n’avais aucune chance de le battre car il était non seulement meilleur que moi, mais plus âgé et plus grand, mais juste courir avec lui m’a permis de faire de gros progrès. Je me suis entraîné très dur, courant, en moyenne, dix à douze tours du terrain la plupart des jours. Sur le terrain de sport de l’école, il y avait deux énormes cratères fabriqués par une bombe lors d’un raid aérien. Jackie et moi avions l’habitude de nous cacher dans ceux-ci et de jouer au jeu de cartes Pontoon avec d’autres enfants jusqu’à ce que l’un d’eux ait été appelé et nous ayons tous été découverts. Comme d’habitude - et cela semblait arriver souvent pendant cette période - c'est moi qui fût le plus sévèrement puni par le directeur.
Un autre de nos passe-temps consistait à nous allonger sur le dos sur le terrain de l’école pour regarder les missiles V1 et V2 voler au-dessus de nos têtes, et à applaudir quand ils étaient frappés par une batterie antiaérienne et explosaient. Quand nous faisions cela, les enseignants pensaient généralement que nous étions à la maison, tandis que ma mère croyait que nous étions à l’école dans les abris antiaériens avec le reste des enfants. Les enseignants étaient super et ont continué à enseigner, malgré les bombardements successifs, si nécessaires juste là dans les abris. Quand le bruit est devenu trop insupportable, ils nous ont fait chanter, très fort, comme pour provoquer les Allemands. Il n’était pas rare pour eux d’économiser leurs coupons alimentaires afin que les enfants puissent manger quand ils avaient faim. Après le départ des avions allemands, ma mère sortait de son abri à la maison et parfois ne pouvait pas apercevoir notre école, qui était très proche, à travers les nuages sombres et épais de fumée.
Elle a dit que son cœur cesserait presque de battre jusqu’à ce que la fumée se dissipe et qu’elle puisse voir que l’école était sécurisée !
Quand j’ai eu onze ans, il y avait un examen scolaire très important qui ne devait pas être raté si l’on voulait être diplômé de l’école secondaire, il était connu sous le nom de « Eleven Plus ». Si j’échouais à cet examen, je devrais fréquenter l’une des écoles techniques, ce qui était totalement inacceptable pour ma mère, pour qui le lycée représentait l’espoir d’un vrai métier et d’une vie meilleure. L’année précédente, ma sœur, Jackie, avait facilement réussi l’examen, mais je savais que ce serait plus difficile pour moi. Malgré cela, par fierté personnelle et afin de ne pas décevoir ma mère, j’ai réussi l’examen, qui, à l’époque, s’est avéré plus facile que ce à quoi je m’attendais. Quand je suis rentré à la maison, ma mère a voulu connaître tous les détails, désespérée de savoir si je pensais avoir réussi. Faisant semblant d’être plus sûr de moi que je ne l’étais vraiment, je lui ai dit : « C’était facile ! » Ma mère m’a regardé pendant longtemps et d’une voix ferme a dit : « Tu ferais mieux de l'avoir. » J’ai essayé d’avoir l’air confiant devant elle, mais j’avoue que j’avais des doutes. En l’occurrence, j’ai réussi l’examen et fièrement commencé l’école secondaire.
School's Out
Au cours de ces années d’école, j’ai rencontré et fait la connaissance d’une très jolie petite fille appelée Glendoline Elisabeth Evans, que tout le monde appelait « Glen ». C’était une élève brillante et, année après année, nous étions dans la même classe, même si elle était en haut et que j’étais près du bas. Je dois avouer que c’est en partie grâce à elle que j’ai pu réussir mes examens et passer en classe supérieure. J’ai copié ses devoirs tout le temps, en prenant soin de faire des erreurs délibérées pour qu’ils ne semblent pas trop parfaits. Il aurait semblé suspect aux enseignants si c’était trop bon, étant donné le peu d’enthousiasme dont j’ai fait preuve dans mes leçons. De cette façon, je n’ai jamais eu à vraiment travailler dur à l’école. En dehors des cours, Glen et moi étions toujours ensemble et, même si j’avais quelques autres copines avec qui je sortais, c’est avec Glen que je me sentais le plus heureux. Au fil des mois, Glen est devenue ma meilleure amie, puis le premier amour de ma vie. Je ne le savais pas à l’époque, mais elle deviendrait plus tard ma femme.
J’avais aussi une passion pour le football et j’ai passé des heures et des heures à frapper un ballon avec les garçons du quartier. Plus tard, j’ai joué dans quelques équipes amateur locales, mais je n’ai jamais rêvé d’être un professionnel. Le seul désir que j’eusse vraiment était de participer à des courses de motos et de devenir un pilote professionnel. J’avais déjà beaucoup d’expérience mécanique très basique car nous tous, les enfants du quartier, avions des vélos, qui étaient assez vieux et toujours en panne. À nos yeux, c’étaient de véritables trésors et j’avais commencé à collecter des pièces de rechange afin que je puisse continuer à faire fonctionner mon vélo, puis progressivement les vélos de la plupart des autres. À la fin, les enfants sont venus de tout le quartier pour me demander conseil et acheter mes pièces de rechange, ce qui m’a permis de gagner de l’argent de poche supplémentaire. Petit à petit, je suis devenu une personne assez importante, celle qui réparait les vélos.
Croyez-moi, c’était quelque chose ..."
Jim Redman, traduit par Francis Rainaut
Jim Redman - Six Times World Motorcycle Champion. The Autobiography
©Veloce Publishing PLC 1998
12:07 Publié dans j.redman | Tags : jim redman, blitz | Lien permanent | Commentaires (5) | Facebook | |
Commentaires
"On est de son enfance, comme on est d'un pays". A. de Saint-Exupéry.
Écrit par : Raymond Jacques | 11 mai 2022
Répondre à ce commentaire" Glen est devenue mA meilleure amiE !.."
Les enfances de temps de guerres ,ont été forgées pour souvent mieux affronter la vie et l'apprécier ensuite .
Beau récit, émouvant, passionnant....Compliments !
Merci
Écrit par : Albert | 11 mai 2022
Répondre à ce commentaireAu temps pour moi, Albert. J'ai voulu traduire "my best friend" par "mon meilleur ami", mais je pense que c'est vous qui avez raison.
("eh bien selon moi, cette ami est une ami-ye" César, M.Pagnol)
Je rectifie.
Bien observé en tout cas.
Écrit par : Francis | 11 mai 2022
Passionnante traduction des péripéties d'enfance et d' adolescence de Jim Redman, un sujet bien rafraîchissant. Good job Francis...
Écrit par : F.Coeuret | 13 mai 2022
Répondre à ce commentaireLu d'une traite. Ce genre de récit a sa place ici. Il permet de comprendre la hargne et aussi la simplicité des pilotes des années 50.
Écrit par : Jean-Paul Orjebin | 14 mai 2022
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